Michel Rocard, adieu, l'ami
Stéphane Demorand, qui a côtoyé quinze ans durant Michel Rocard, revient sur celui qui aura travaillé pour la France jusqu'aux dernières heures de sa vie.
Michel Rocard avait consacré ses dernières semaines à écrire le Dictionnaire amoureux de Matignon.
Michel Rocard avait consacré ses dernières semaines à écrire le Dictionnaire amoureux de Matignon. © DR
Depuis quelque temps, il troquait régulièrement sa chemise et sa cravate pour un vieux et confortable pull à col roulé, et ça n'était pas bon signe. Michel Rocard était de ceux qui ne renoncent jamais. À presque 86 ans, il se faisait un principe de faire sonner son réveil tous les matins pour parcourir les longs kilomètres qui séparaient son domicile de son bureau.
Ne pas aller au bureau, c'était renoncer. Renoncer à avancer, car il était hors de question qu'il perde son temps à faire autre chose que servir son pays. Alors qu'il était foudroyé par la fatigue, il refusait obstinément de respecter le repos que les médecins lui prescrivaient, il bottait en touche en revendiquant qu'il ne savait rien faire d'autre que travailler ! Michel Rocard était un passionné, animé par l'amour infini qu'il vouait à son pays, la France, et aux Français. Amoureux de la France, il n'en était pas moins curieux de comprendre le monde dans sa grande complexité et il y consacrait la majeure partie de sa réflexion ces dernières années. La petite cuisine politicienne de ses amis au pouvoir ne l'intéressait plus, tout comme sa propre histoire politique, dont tout le monde garde en souvenir les illustres années passées à Matignon sous la présidence de François Mitterrand.
Un pays de notaires
Michel Rocard n'aimait guère évoquer cette période, non pas par rancune ou par nostalgie, mais parce que cela n'avait que peu d'importance au regard des enjeux majeurs qui attendent la France dans un monde en crise. La crise, il l'avait vue venir bien avant les plus illustres experts. Nombreux étaient ceux qui l'accusaient de pessimisme alors qu'il prédisait la chute brutale de l'économie mondiale en 2008. Et en plein cœur de cette crise, il semblait inquiet de la capacité de la France à fourbir ses armes pour rebondir. Cette France, il aimait dire, avec son sens de la formule, qu'elle était un pays de paysans et de notaires ! Non sans affection, il rappelait que notre pays avait une vieille tradition agricole et que, très tôt, les notaires se sont chargés d'encadrer l'activité juridique et économique de nos « paysans ». C'est parce que la France est un pays de notaires qu'elle est animée par la folie parlementaire, et son nombre faramineux de lois accouchées chaque année, selon Michel Rocard. Mais il s'inquiétait surtout de voir que notre pays n'avait pas su s'adapter au « monde marchand » au milieu duquel il pèse de moins en moins. Ce « monde marchand » est incarné par les États-Unis et la Chine, dont il était capable de narrer l'histoire politique et économique des heures durant, avec la fougue et la passion que nous lui connaissons.
Un Dictionnaire amoureux de Matignon
Michel Rocard avait consacré ses dernières semaines à écrire le Dictionnaire amoureux de Matignon. Il était profondément heureux de se vouer à cette immense tâche, même s'il souffrait de voir sa concentration et sa force de travail diminuer. Il aura vu avant sa mort les résultats du référendum anglais dont il aimait dire, un brin provocateur, qu'un Brexit serait la meilleure des issues pour l'Europe. Il avait cessé de se rendre au bureau depuis deux semaines seulement, il sera mort en travaillant, comme il l'avait sûrement espéré. Le visionnaire qu'il était, empreint d'une culture économique et politique sans équivalent, l'homme d'État au sens le plus pur du terme, manquera à la France, aux Français. Il me manquera.