Evocation du Génocide des Arméniens par les Turcs en 1915
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RAMOSI Co-Admin
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Sujet: Evocation du Génocide des Arméniens par les Turcs en 1915 Ven 10 Juil 2020, 7:28 pm
Génocide arménien, le spectre de 1915 (FR - France 5 - 2015)
1915. L'Empire ottoman est plongé dans la Grande Guerre, qui entraînera sa chute. Dans ce contexte historique, plus d'un million d'Arméniens sont massacrés par les Turcs. Le premier génocide d'un siècle qui n'en sera pas avare. En Turquie, son évocation a toujours été occultée. Pourtant, au sein de la société turque, des voix s'élèvent pour dire la nécessité de la vérité. A l'occasion du centenaire de la tragédie, ce document s'intéresse à deux personnages, un Turc et une Arménienne de Turquie. Hasan Cemal, journaliste et intellectuel, est le petit-fils de Cemal Pacha, l'un des planificateurs du génocide. Son cheminement l'a amené à se rebeller contre l'histoire officielle. Fethiye Cetin, avocate et militante des droits de l'homme, a découvert qu'elle était la petite-fille d'une rescapée du massacre. Elle oeuvre pour que la Turquie retrouve la mémoire.
Réalisé par Nicolas Jallot.
RAMOSI Co-Admin
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Sujet: Re: Evocation du Génocide des Arméniens par les Turcs en 1915 Lun 10 Aoû 2020, 7:28 pm
Le génocide des Arméniens
Film pédagogique réalisé avec deux historiens français spécialistes du sujet et expliquant les origines, le déroulement, les procès, le négationnisme et la mémoire conflictuelle du génocide des Arméniens.
RAMOSI Co-Admin
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Sujet: Re: Evocation du Génocide des Arméniens par les Turcs en 1915 Mer 30 Sep 2020, 8:44 pm
Le journal d'un siècle : 1915 Le Génocide des Arméniens
Le journal d'un siècle : 1915 - France 2 - 04/06/1985 Le docteur Yves TERNON raconte le génocide arménien par les Turcs. Rejoignez la campagne mondiale pour la reconnaissance du génocide des Arméniens !!
astvadz .
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Sujet: Re: Evocation du Génocide des Arméniens par les Turcs en 1915 Mer 30 Sep 2020, 10:43 pm
«105 ans après le génocide arménien, la Turquie d’Erdogan continue de représenter une menace»
FIGAROVOX/TRIBUNE - En cette journée de commémoration du génocide arménien, Mourad Papazian et Ara Toranian jugent que la Turquie n’a toujours pas renoncé à ses ambitions d’hégémonie. Et invitent l’Europe à ouvrir les yeux face à la violence et aux projets d’Erdogan.
Par Mourad Papazian et Ara Toranian
Publié le 24 avril 2020 à 11:35, mis à jour le 24 avril 2020 à 11:48
Conférence de presse du président turc Recep Tayyip Erdogan. Istanbul, 27 mars 2020 Conférence de presse du président turc Recep Tayyip Erdogan. Istanbul, 27 mars 2020 HANDOUT/AFP
Mourad Papazian et Ara Toranian sont les coprésidents du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF).
105 ans après le génocide des Arméniens, l’État turc n’en finit pas de représenter un danger pour les peuples de la région et une menace pour l’Europe. On ne dressera pas en ces lignes l’inventaire de toutes ses exactions, en particulier contre les Kurdes de Syrie, que Donald Trump a jeté après usage à l’automne dernier, en les livrant à la soldatesque d’Erdogan une fois l’éradication de Daech estimée acquise. Il serait en effet vain de rappeler l’ensemble des crimes perpétrés par cet État, qui vient encore de bombarder le 15 avril le camp de Makhmour au sud-Kurdistan, provoquant plusieurs morts dans la population civile. Il n’est depuis 100 ans pas un jour qui ne produise son lot d’atteintes aux libertés démocratiques ou aux droits de l’homme dans cet État qui compte aujourd’hui 230 000 détenus politiques et qui fait figure de plus grande prison de journalistes au monde. Il serait également fastidieux de faire le rappel de toutes les agressions d’Erdogan contre l’Europe, de ses chantages tous azimuts et de ses tentatives d’instrumentaliser politiquement son émigration, avec notamment la création dans certains pays de filiales de l’AKP, qui se présentent aux élections locales en tant que relais quasi revendiqué de la maison-mère…
La politique étrangère turque montre qu’elle entend renouer avec la grande tradition d‘un passé qu’Erdogan voudrait ressusciter.
L’ensemble de ces faits procède d’une même mécanique mégalomaniaque, qui se nourrit de la nostalgie de l’Empire ottoman et s’inspire de ses logiques de conquête et de violence. Toute la politique étrangère de la Turquie montre qu’elle entend renouer avec la grande tradition d’un passé qu’Erdogan voudrait ressusciter, en essayant de trouver des synergies avec certaines entités turcophones de l’ex-Union soviétique, comme l’Azerbaïdjan, ou en établissant des alliances objectives avec la mouvance islamiste du Moyen-Orient, via entre autres la confrérie des Frères musulmans. Il n’est pas jusqu’à l’Afrique qui ne subisse ses ardeurs, comme en témoigne la présence de la soldatesque turque au côté de Fayez Al Sarraj en Lybie, ou les aides prodiguées aux djihadistes qui massacrent les chrétiens, comme au Nigéria. Même le Rwanda n’y a pas échappé qui sous la pression d’Ankara a fermé la partie du Musée du Kigali dédié au génocide arménien.
Est-il besoin d’évoquer ici ses convoitises sur les richesses énergétiques de la Méditerranée, qui a valu à Erdogan plusieurs mises en garde de L’Union européenne? Ou ses tentatives d’envoyer manu militari les réfugiés en transit sur son territoire forcer les frontières de la Grèce? Sans parler de l’occupation de Chypre depuis maintenant 45 ans.
Le loup gris a aujourd’hui jeté le masque et se présente tel qu’il est, symbole d’un État arrogant, islamiste et ultranationaliste.
On est bien loin des opérations de charmes d’Erdogan qui se faisait brebis pour intégrer l’Europe au début des années 2000. Le loup gris a aujourd’hui jeté le masque et se présente tel qu’il est: symbole d’un État arrogant, à la fois islamiste et ultranationaliste, qui s’est construit sur le cadavre du peuple arménien et de ses minorités chrétiennes. Un crime fondateur, dont il n’a jamais payé le prix devant aucune cour de justice internationale et dont au contraire il continue à tirer les dividendes jusqu’à aujourd’hui, sans que personne ne s’avise à lui demander des comptes. Les Arméniens, moins dupes que quiconque des jeux et des manigances de cet état, ne cessent depuis cent ans d’en dénoncer les turpitudes. En vain. Ou presque. Les «puissances», dirigeants américains en tête, ont en effet toujours cédé au chantage d’Ankara. Même le grand Barack Obama a plié, renonçant durant son mandat, malgré ses promesses, à désigner par son nom le génocide des Arméniens, que le Congrès américain a toutefois fini par reconnaître à l’unanimité le 12 décembre dernier, dans un ultime sursaut moral. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que faute d’obstacle sérieux à sa progression, le fascislamisme turc fasse feu de tout bois et gagne partout du terrain.
Jusqu’à quand la Turquie pourra-t-elle continuer ainsi à faire son miel de la peur ?
Dans son remarquable discours pour la reconnaissance par la France du génocide arménien le 18 janvier 2001 devant l’Assemblée nationale, le regretté Patrick Devedjian déclarait à propos du négationnisme de la Turquie à l’endroit de l’entreprise d’extermination de 1915, qu’il était «la poursuite d’une ancienne haine. Il n’y a jamais eu en Turquie quelque chose de comparable à la dénazification. Seule la communauté internationale peut créer le choc culturel nécessaire au changement. La complaisance pour le négationnisme d’État de la Turquie encourage son agressivité permanente et son fascisme larvé». Vingt ans plus tard, force est hélas de constater qu’à défaut d’un tel «choc», la situation n’a fait qu’empirer tandis que la menace représentée par l’État turc se précise de jour en jour, y compris pour l’Europe. Même la pandémie semble jouer pour Erdogan, quand il profite du confinement des opinions pour bombarder des réfugiés kurdes, ou qu’il en tire bénéfice parce qu’elle rend difficile cette année les commémorations du génocide arménien, lesquelles mettent la Turquie sur la sellette partout dans le monde chaque 24 avril. Jusqu’à quand cet État pourra-t-il continuer ainsi à faire son miel de la peur? Dans son Discours sur la servitude volontaire, rédigé il y a presque 500 ans, Étienne de la Boétie écrivait que «les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux». En ce qui concerne Erdogan, il est plus que temps que l’Europe se redresse.
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Sujet: Re: Evocation du Génocide des Arméniens par les Turcs en 1915 Jeu 05 Nov 2020, 8:04 pm
1915 : Génocide en Arménie | Archive INA
INA Histoire 122 k abonnés Abonnez-vous http://bit.ly/inahistoire 24 avril 1982 Rétrospective revenant sur le génocide dont ont été victimes les Arméniens en 1915, décidé par le gouvernement de l'empire ottoman, suite au refus des Arméniens turcs de combattre contre la Russie.Extrait d'un discours à propos de la non reconnaissance officielle du génocide arménien, lors d'un meeting commémoratif, au Palais de la mutualité, le 16 mars 1982. Puis, des images d'archives (notamment issues du comité de défense de la cause arménienne) sont suivies du témoignage d'une femme arménienne, Mme PANOSSIAN, dans une maison de retraite arménienne à Montmorency, se rappelant l'exode du peuple arménien ; elle avait 14 ans au moment des faits. Images d'archive INA Institut National de l'Audiovisuel http://www.ina.fr
RAMOSI Co-Admin
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Sujet: Re: Evocation du Génocide des Arméniens par les Turcs en 1915 Dim 27 Déc 2020, 9:45 pm
La Turquie face au génocide des Arméniens : de la négation à la reconnaissance ?
Ali Kazancigil Dans Politique étrangère 2015/3 (Automne), pages 73 à 81
Spoiler:
Il existe aujourd’hui une historiographie internationale de grande qualité sur le génocide arménien, dont on commémore le centenaire en 2015 [1]
[1] Ce génocide est très souvent cité comme le premier du xxe…. L’État turc ignore cette historiographie et reste dans sa posture négationniste. Cependant, le mouvement en faveur de la reconnaissance a pris de l’ampleur dans la société turque, depuis une dizaine d’années. Réussira-t-il à faire céder le camp négationniste, composé d’appareils d’État, de partis politiques et des segments conservateurs et nationalistes de la population ?
2 La République turque est née en 1923, après la chute de l’Empire ottoman en 1922. Atatürk, son fondateur, voulait une rupture totale avec le passé impérial, afin de créer un État-nation moderne et occidentalisé. Alors pourquoi la République a-t-elle eu, jusqu’à nos jours, tant de réticence à reconnaître un génocide perpétré par le gouvernement d’un Empire disparu, et s’obstine-t-elle dans son négationnisme ? C’est que, dans les pays ayant une profondeur historique, bien des continuités survivent aux ruptures. Dans L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Alexis de Tocqueville a montré la résilience des continuités en France, malgré la violence de la rupture révolutionnaire [2]
[2] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris,…. C’est aussi le cas de la Turquie [3]
[3] M.E. Meeker, A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish…. La République a endossé une coresponsabilité avec les Jeunes-Turcs sur des faits antérieurs à sa création ; la négation du génocide est devenue un pilier de l’idéologie nationaliste et un outil du contrôle de l’État sur la société et sur l’esprit des citoyens.
3 Selon les modernisateurs turcs, un des facteurs qui expliquaient les revers subis par l’Empire, dans le contexte de la « Question d’Orient », était le caractère multiethnique et multireligieux de sa population ; par conséquent, la nouvelle Turquie devait adopter le modèle français « un État, une nation ». La République naquit au terme d’une guerre d’indépendance (1919-1922), victorieuse face aux occupants de l’Anatolie – Angleterre, France, Italie, Grèce –, avec des nettoyages ethniques contre les populations anatoliennes non turques ou non musulmanes, notamment les Grecs pontiques, les Syriaques et, plus tard, les Kurdes. Mustafa Kemal Atatürk n’avait pas participé à la préparation et à l’exécution du génocide ; en 1915, il combattait sur le front des Dardanelles. En 1919, témoignant devant le tribunal d’Istanbul qui jugeait les exécutants du génocide de 1915 (les hauts responsables avaient fui), il qualifia l’extermination des Arméniens d’« acte honteux ». Cependant, le génocide de 1915 allait dans le sens de son projet d’un État unitaire, avec une population homogène. De plus, il avait besoin, pour mener la guerre d’indépendance et plus tard pour édifier le nouvel État, de cadres jeunes-turcs et de notables anatoliens, dont beaucoup avaient participé au génocide et spolié les biens des Arméniens exterminés. D’où le silence imposé sur 1915.
Le tabou absolu sur la vérité historique concernant le génocide des Arméniens
4 Les circonstances du passage de l’Empire à la République expliquent le contrôle strict par l’État de l’histoire, de la mémoire – à savoir les rapports d’une société avec son passé. Un récit, très éloigné de ce qui s’est réellement passé en Anatolie orientale en 1915-1916, a été inventé, imposé à la société et reproduit dans les manuels scolaires. Ces derniers n’ont toujours pas été révisés ; dans de très nombreuses villes, des places et des avenues continuent de porter le nom du principal génocidaire, Talaat Pacha. Selon la version négationniste de l’histoire, en 1915 il y aurait eu des massacres entre les Arméniens qui aidaient les armées russes ayant pénétré sur le territoire ottoman, et les Turcs qui voulaient les en empêcher, causant beaucoup de morts de chaque côté. Afin de mettre un terme à ces massacres mutuels, le gouvernement ottoman aurait décidé de déporter la population arménienne vers la Syrie ; étant donné les conditions difficiles, dues à la guerre, beaucoup de déportés décédèrent.
5 Ce récit va à l’encontre de l’historiographie sur le génocide, de même que des témoignages dignes de confiance de l’époque, y compris de certains responsables ottomans. Pour confirmer la nature fictive de cette histoire officielle, il suffit de rappeler qu’outre les Arméniens de l’Anatolie orientale, ceux vivant dans l’Ouest du territoire, très éloigné des zones de guerre, furent aussi déportés et assassinés. Un exemple : selon les recensements ottomans d’avant 1915, il y avait une communauté arménienne de plusieurs milliers de personnes dans la ville de Bursa, située dans le Nord-Ouest ; or, le premier recensement républicain, en 1926, montrait qu’il n’y restait que quatre Arméniens !
6 Longtemps, le récit historique officiel a fonctionné. Tout discours évoquant l’extermination des Arméniens était discrédité par l’État, comme l’expression des mauvaises intentions et de l’hostilité des diasporas arméniennes envers la Turquie. Les attentats meurtriers de l’ASALA [4]
[4] ASALA, l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie. contre les diplomates turcs et l’agence de Turkish Airlines à l’aéroport d’Orly renforcèrent l’impact du récit officiel.
7 L’utilisation par les Arméniens du terme de génocide, à partir des années 1970, pour qualifier les massacres de 1915-1916, de même que son adoption par un nombre croissant d’États dans les décennies suivantes, ont mis en difficulté la posture négationniste et renforcé la répression contre l’usage, dans l’espace public et les médias, de l’expression de « génocide arménien ». La jurisprudence l’a qualifiée d’« injure à l’identité turque », passible de peine de prison sous l’article 301 du Code pénal. La seule formule admise était « le soi-disant génocide arménien ». Jusqu’au milieu des années 2000, des écrivains, intellectuels, journalistes, dont le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, Yasar Kemal (l’autre romancier nobélisable du pays), ou encore la grande figure intellectuelle arméno-turque Hrant Dink, furent traduits en justice pour avoir tenu dans l’espace public des propos contrevenant à ce tabou, reflet d’une logique totalitaire.
La société commence à se poser des questions sur le tabou
8 Dans les années 1980-1990, certaines évolutions ont progressivement ouvert de nouvelles perspectives sur l’appréhension des événements de 1915. Au niveau politique et diplomatique, Turgut Özal, Premier ministre et président de la République entre 1983 et 1994, a publiquement déclaré qu’il était prêt à ouvrir toutes les archives ottomanes et turques pour soutenir les recherches internationales et mieux connaître les événements de 1915-1916. En 1992, la Turquie a reconnu la nouvelle République d’Arménie. Mais le conflit au Haut-Karabagh a incité la Turquie à fermer sa frontière. D’autres tentatives de dialogue entre les États arménien et turc, vers la fin des années 1990, ont échoué.
9 Aux plans sociétal et intellectuel, la maison d’édition Belge, dirigée par Ragip Zarakolu, a commencé à publier en turc les ouvrages des grands historiens du génocide des Arméniens, bravant les interdits et les condamnations à la prison de lui-même, de son épouse (décédée en détention) et de son fils. D’autres maisons d’édition, comme Iletisim, l’ont suivie, ce qui a eu pour effet d’informer les secteurs éclairés de la société sur ce qui s’était exactement passé en 1915 et de les prémunir contre une histoire officielle mensongère. À partir du milieu de la décennie 1990, la communauté arménienne a commencé à se donner les moyens de prendre la parole dans l’espace public. Une maison d’édition, Aras, a été créée par des Arméniens et, surtout, Hrant Dink a lancé l’hebdomadaire turco-arménien Agos. Il faut aussi citer ici la publication, en 1992, d’un livre important de Taner Akçam, historien turc pionnier des études sur le génocide de 1915 ; il y analyse l’impact de long terme de l’extermination des Arméniens ottomans et de la posture négationniste sur la construction de l’identité nationale turque, l’idéologie nationaliste et le tropisme autoritariste de la République [5]
[5] T. Akçam, Türk Ulusal Kimliği ve Ermeni Sorunu [L’identité…. Cet ouvrage fut une première contribution significative à la prise de conscience de la société turque du fait que le génocide de 1915 n’était pas seulement un événement appartenant au passé, concernant les seules relations de la Turquie avec la République d’Arménie et les diasporas arméniennes ; mais que le négationnisme concernant ce terrible crime contre l’humanité était une sorte de monstre, lové au cœur des institutions, engendrant un nationalisme et un autoritarisme pérennes, faisant obstacle à l’émergence d’un état de droit et d’une démocratie dignes de ce nom, de même qu’empêchant la société de connaître et penser les épisodes sombres de son passé, librement et de manière critique.
La fin du tabou, libération de la parole et réflexion critique sur le passé
10 Au tournant du siècle, deux événements importants ont favorablement modifié, en Turquie, la donne sur la question du génocide. D’abord, en décembre 1999, l’Union européenne (UE) a accordé à la Turquie le statut de pays candidat à l’adhésion. Ankara a commencé à introduire des réformes importantes, comme l’abolition de la peine de mort. Ensuite, aux élections législatives de novembre 2002, la politique turque a subi un « tremblement de terre » : les partis de centre-droit et de centre-gauche qui ont dirigé le pays depuis des décennies ont été balayés ; dans cet État laïque, pour la première fois, une formation issue de l’islam politique, le Parti de la justice et du développement (AKP), obtenait la majorité absolue à l’Assemblée nationale et devenait la force politique hégémonique. L’AKP récusait l’étiquette d’« islamiste modéré » ; ses deux leaders, Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül, le présentaient comme un parti démocrate conservateur, pro-européen et s’inspirant de l’exemple des partis chrétiens-démocrates. Le nouveau pouvoir accélérait les réformes confortant l’état de droit, la démocratie, les droits de l’homme et les libertés, afin d’obtenir de l’UE une date pour l’ouverture des négociations d’adhésion, qui débutèrent en octobre 2005.
11 C’est dans ce contexte très favorable que la parole s’est libérée et qu’une réflexion critique sur le passé a été engagée ; un débat public sur le génocide des Arméniens, mais aussi sur les nettoyages ethniques et pogroms ultérieurs, s’est ouvert au sein de la société. Le tabou a commencé à se fissurer et a fini par s’effondrer. La société civile s’est émancipée et elle a commencé à débattre de la question de la reconnaissance du génocide. S’il faut distinguer un événement qui a cristallisé ces évolutions et constitué le point de départ du travail d’histoire et de mémoire dans la société, on choisira la Conférence sur les Arméniens ottomans, organisée par trois universités d’Istanbul en septembre 2005. Attaquée par les nationalistes, elle a été interdite mais a pu se tenir grâce à l’intervention du Premier ministre Erdogan, qui se gardait ainsi d’entraver le travail d’histoire et de mémoire de la société. Cette conférence, où le génocide fut au centre des débats, a eu un retentissement important ; elle a encouragé le débat public et la prise de parole sur 1915, y compris par la communauté arménienne de Turquie.
12 Dans la période qui a suivi, plusieurs événements importants ont intéressé, mobilisé, consterné ou bouleversé la société turque, confortant le mouvement pro-reconnaissance : l’assassinat, en janvier 2007, du journaliste Hrant Dink par des réseaux de « l’État profond » – ses funérailles ont été suivies par une foule énorme, scandant « nous sommes tous Hrant, nous sommes tous Arméniens » – ; le livre de l’avocate turco-arménienne Fethiye Cetin sur sa grand-mère qui lui révéla ses origines arméniennes sur son lit de mort, ouvrage qui devint un best-seller dans le pays (il en est à sa 11e édition) et humanisa la question du génocide, otage des diplomates et des politiques – il suscita le coming out de milliers de familles, qui révélèrent alors des origines arméniennes que leurs grands-parents avaient cachées pour survivre [6]
[6] F. Cetin, Le Livre de ma grand-mère, La Tour d’Aigues, Éditions… – ; la pétition d’« Appel au pardon » sur internet, lancée en 2008 par quatre intellectuels turcs [7]
[7] Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu, Ahmet Insel et Baskin Oran., et qui a été signée par plus de 30 000 personnes ; ou encore l’ouvrage sur le génocide de Hasan Cemal [8]
[8] H. Cemal, 1915, le génocide arménien, Paris, Les Prairies…, qui a fait sensation – il est le petit-fils du pacha du même nom, l’un des trois responsables du génocide. L’auteur y raconte sa trajectoire personnelle, qui l’a conduit du nationalisme et du négationnisme à l’autonomie, à la réflexion critique sur le passé, et à militer pour sa reconnaissance sur la base de valeurs universalistes. Un exemple à suivre pour les négationnistes…
La société demande à l’État de reconnaître le génocide et commence à dialoguer avec les Arméniens d’Arménie et des diasporas
13 À partir de 2010, chaque 24 avril, des manifestations publiques de commémoration sont organisées dans plusieurs grandes villes, à l’initiative des organisations de la société civile, comme Dur De, Anatolie Culture, la Fondation Hrant Dink, l’Association turque des droits de l’homme, avec de plus en plus de participants au fil des ans, y compris des organisations arméniennes venues de plusieurs pays, exigeant du gouvernement la reconnaissance du génocide. L’émancipation de la société de l’idéologie nationaliste et autoritariste sur la question de la reconnaissance du génocide a également eu des effets dans d’autres domaines, comme les « manifestations du parc Gezi », contre les interférences d’Erdogan dans le mode de vie des individus et familles en mai-juin 2013 sur la place Taksim d’Istanbul, un événement qualifié de « mai 1968 turc ». Au plan politique, les électeurs ont sanctionné aux législatives du 7 juin 2015 Erdogan et le gouvernement de l’AKP, devenus de plus en plus autoritaires à compter de leur troisième victoire aux législatives en 2011, en leur refusant la majorité à l’Assemblée nationale. La commémoration du centenaire à Istanbul, en avril 2015, fut particulièrement impressionnante, en présence de dizaines de milliers de personnes et de très nombreuses associations turques, arméniennes et d’autres venues d’Europe, des Amériques et même du Rwanda. Un autre développement intéressant est la croissance du nombre d’historiens turcs travaillant sur le génocide et collaborant avec les historiens arméniens. Désormais, le dialogue est devenu la voie prioritaire vers la confiance mutuelle, la reconnaissance du génocide et, finalement, la paix et l’amitié entre les deux peuples.
14 Ainsi, une centaine d’intellectuels arméniens et turcs ont créé, à Paris, l’association Collectif du rêve commun, dont les objectifs sont le dialogue, de même que la définition de projets communs, comme la transformation du mont Ararat en parc naturel, avec un statut international et géré conjointement par l’Arménie et la Turquie [9]
[9] Voir le site du collectif :….
Sous les pressions conjuguées de sa société et d’États de plus en plus nombreux qui reconnaissent le génocide de 1915, l’État turc finira par le reconnaître – mais à quelle échéance ?
15 Malgré sa dérive autoritaire nationaliste, Erdogan s’est abstenu d’entraver le mouvement pour la reconnaissance, tout en adoptant une attitude ambiguë et populiste, s’adressant à la fois aux nationalistes négationnistes et au mouvement pour la reconnaissance. Il a changé la date de la commémoration du centenaire de la victoire des Ottomans dans la bataille du détroit des Dardanelles, en 1915, pour la mettre au 24 avril 2015, afin d’escamoter la commémoration du génocide. Cette mesure indécente n’a eu aucun effet. Peu avant ce 24 avril, il a prononcé un discours franchement négationniste pour plaire aux ultranationalistes. Il a aussi fait de petits gestes pour atténuer les effets catastrophiques du négationnisme au plan international pour l’image de la Turquie. En 2014, il a présenté ses condoléances aux descendants des Arméniens ottomans : ce geste ambigu était insuffisant, mais c’est la première fois qu’un Premier ministre turc le faisait. En 2015, le nouveau Premier ministre Ahmet Davutoglu déclarait que les Turcs partageaient la douleur des Arméniens, et le 24 avril, un ministre du gouvernement a assisté à la messe du centenaire, dans la grande église arménienne d’Istanbul.
16 De tels gestes, qui sont loin du compte, n’ont évidemment pas empêché plusieurs reconnaissances officielles du génocide, accompagnées de critiques contre le négationnisme, qui ont fortement inquiété Ankara : celle du Vatican, accompagnée d’une critique sévère du négationnisme turc par le pape François, de même que celle du Parlement européen. Mais la prise de position la plus embarrassante pour Ankara fut celle de l’Allemagne, pays allié de l’Empire ottoman dans la Grande Guerre, qui était militairement présent en Anatolie en 1915 mais n’avait rien fait pour arrêter le génocide : la reconnaissance du génocide par ce pays fut accompagnée par celle de sa « coresponsabilité ». Ce geste, qui honore l’Allemagne, confirme, s’il en était besoin, la vérité du génocide de 1915. C’est un coup dur porté au négationnisme, et surtout une leçon éthique et politique à ses partisans.
17 Mais le camp négationniste, embarrassé et sur la défensive, résiste. Il compte dans ses rangs de puissants appareils étatiques – armée, corps diplomatique, appareils sécuritaires, services de renseignement. Même si le mouvement pour la reconnaissance progresse, à l’heure actuelle seulement 10 % de la société y adhère ; en revanche, chez les jeunes (moins de 30 ans), ce chiffre monte à 33 %. Le Parti d’action nationaliste, d’extrême droite, a obtenu 16 % des suffrages aux élections du 7 juin 2015. Au sein des deux plus grandes formations politiques, l’AKP au pouvoir, et le Parti républicain du peuple, certains courants adhèrent encore au négationnisme.
18 Néanmoins, sur la durée, les partisans de la reconnaissance deviendront probablement majoritaires. Ils ont déjà remporté une victoire, en légitimant et imposant sur le génocide un débat public non nationaliste, fondé sur les principes universalistes. L’opinion publique turque comprend désormais qu’une démocratie et un état de droit, stables et pérennes, de même qu’une société ouverte et tolérante, ne sauraient advenir sans que l’État se place lui-même sur un terrain universaliste. Ce qui implique qu’Ankara reconnaisse le génocide et sorte du piège du négationnisme ; qu’il fasse acte de justice et de paix en demandant pardon aux Arméniens de Turquie, d’Arménie et des diasporas ; qu’il verse des réparations aux descendants des victimes du génocide ; qu’il rétablisse les relations diplomatiques, ouvre les frontières entre les deux pays et permette à l’Arménie d’accéder à des ports turcs sur la mer Noire et la Méditerranée ; qu’il apporte une aide conséquente au développement économique de l’Arménie ; qu’il discute de bonne foi avec Erevan du contentieux territorial historique entre les deux pays. Il est à craindre que la réalisation d’un tel agenda ne puisse se faire que sur la longue durée, à une échéance difficile à déterminer.
19 Loin d’humilier la République turque comme le martèle le camp négationniste, de telles initiatives lui vaudraient l’approbation et le respect de la communauté internationale. Les négationnistes turcs devraient réfléchir à l’exemple de l’Allemagne au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et changer de logique. Grâce à sa reconnaissance de la Shoah et à ses efforts pour aider les juifs victimes du génocide, ce pays a gagné l’estime du monde et est devenu une grande démocratie. Les Allemands ont soldé leurs comptes avec la barbarie nazie. La Turquie a le devoir de faire de même, pour les Arméniens et, aussi, pour se libérer de la barbarie unioniste de 1915 (le Comité Union et Progrès était la formation politique des Jeunes-Turcs), qui continue de la hanter.
La Turquie face au génocide des Arméniens : de la négation à la reconnaissance ?
Ali Kazancigil Dans Politique étrangère 2015/3 (Automne), pages 73 à 81
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Il existe aujourd’hui une historiographie internationale de grande qualité sur le génocide arménien, dont on commémore le centenaire en 2015 [1]
[1] Ce génocide est très souvent cité comme le premier du xxe…. L’État turc ignore cette historiographie et reste dans sa posture négationniste. Cependant, le mouvement en faveur de la reconnaissance a pris de l’ampleur dans la société turque, depuis une dizaine d’années. Réussira-t-il à faire céder le camp négationniste, composé d’appareils d’État, de partis politiques et des segments conservateurs et nationalistes de la population ?
2 La République turque est née en 1923, après la chute de l’Empire ottoman en 1922. Atatürk, son fondateur, voulait une rupture totale avec le passé impérial, afin de créer un État-nation moderne et occidentalisé. Alors pourquoi la République a-t-elle eu, jusqu’à nos jours, tant de réticence à reconnaître un génocide perpétré par le gouvernement d’un Empire disparu, et s’obstine-t-elle dans son négationnisme ? C’est que, dans les pays ayant une profondeur historique, bien des continuités survivent aux ruptures. Dans L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Alexis de Tocqueville a montré la résilience des continuités en France, malgré la violence de la rupture révolutionnaire [2]
[2] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris,…. C’est aussi le cas de la Turquie [3]
[3] M.E. Meeker, A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish…. La République a endossé une coresponsabilité avec les Jeunes-Turcs sur des faits antérieurs à sa création ; la négation du génocide est devenue un pilier de l’idéologie nationaliste et un outil du contrôle de l’État sur la société et sur l’esprit des citoyens.
3 Selon les modernisateurs turcs, un des facteurs qui expliquaient les revers subis par l’Empire, dans le contexte de la « Question d’Orient », était le caractère multiethnique et multireligieux de sa population ; par conséquent, la nouvelle Turquie devait adopter le modèle français « un État, une nation ». La République naquit au terme d’une guerre d’indépendance (1919-1922), victorieuse face aux occupants de l’Anatolie – Angleterre, France, Italie, Grèce –, avec des nettoyages ethniques contre les populations anatoliennes non turques ou non musulmanes, notamment les Grecs pontiques, les Syriaques et, plus tard, les Kurdes. Mustafa Kemal Atatürk n’avait pas participé à la préparation et à l’exécution du génocide ; en 1915, il combattait sur le front des Dardanelles. En 1919, témoignant devant le tribunal d’Istanbul qui jugeait les exécutants du génocide de 1915 (les hauts responsables avaient fui), il qualifia l’extermination des Arméniens d’« acte honteux ». Cependant, le génocide de 1915 allait dans le sens de son projet d’un État unitaire, avec une population homogène. De plus, il avait besoin, pour mener la guerre d’indépendance et plus tard pour édifier le nouvel État, de cadres jeunes-turcs et de notables anatoliens, dont beaucoup avaient participé au génocide et spolié les biens des Arméniens exterminés. D’où le silence imposé sur 1915.
Le tabou absolu sur la vérité historique concernant le génocide des Arméniens
4 Les circonstances du passage de l’Empire à la République expliquent le contrôle strict par l’État de l’histoire, de la mémoire – à savoir les rapports d’une société avec son passé. Un récit, très éloigné de ce qui s’est réellement passé en Anatolie orientale en 1915-1916, a été inventé, imposé à la société et reproduit dans les manuels scolaires. Ces derniers n’ont toujours pas été révisés ; dans de très nombreuses villes, des places et des avenues continuent de porter le nom du principal génocidaire, Talaat Pacha. Selon la version négationniste de l’histoire, en 1915 il y aurait eu des massacres entre les Arméniens qui aidaient les armées russes ayant pénétré sur le territoire ottoman, et les Turcs qui voulaient les en empêcher, causant beaucoup de morts de chaque côté. Afin de mettre un terme à ces massacres mutuels, le gouvernement ottoman aurait décidé de déporter la population arménienne vers la Syrie ; étant donné les conditions difficiles, dues à la guerre, beaucoup de déportés décédèrent.
5 Ce récit va à l’encontre de l’historiographie sur le génocide, de même que des témoignages dignes de confiance de l’époque, y compris de certains responsables ottomans. Pour confirmer la nature fictive de cette histoire officielle, il suffit de rappeler qu’outre les Arméniens de l’Anatolie orientale, ceux vivant dans l’Ouest du territoire, très éloigné des zones de guerre, furent aussi déportés et assassinés. Un exemple : selon les recensements ottomans d’avant 1915, il y avait une communauté arménienne de plusieurs milliers de personnes dans la ville de Bursa, située dans le Nord-Ouest ; or, le premier recensement républicain, en 1926, montrait qu’il n’y restait que quatre Arméniens !
6 Longtemps, le récit historique officiel a fonctionné. Tout discours évoquant l’extermination des Arméniens était discrédité par l’État, comme l’expression des mauvaises intentions et de l’hostilité des diasporas arméniennes envers la Turquie. Les attentats meurtriers de l’ASALA [4]
[4] ASALA, l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie. contre les diplomates turcs et l’agence de Turkish Airlines à l’aéroport d’Orly renforcèrent l’impact du récit officiel.
7 L’utilisation par les Arméniens du terme de génocide, à partir des années 1970, pour qualifier les massacres de 1915-1916, de même que son adoption par un nombre croissant d’États dans les décennies suivantes, ont mis en difficulté la posture négationniste et renforcé la répression contre l’usage, dans l’espace public et les médias, de l’expression de « génocide arménien ». La jurisprudence l’a qualifiée d’« injure à l’identité turque », passible de peine de prison sous l’article 301 du Code pénal. La seule formule admise était « le soi-disant génocide arménien ». Jusqu’au milieu des années 2000, des écrivains, intellectuels, journalistes, dont le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, Yasar Kemal (l’autre romancier nobélisable du pays), ou encore la grande figure intellectuelle arméno-turque Hrant Dink, furent traduits en justice pour avoir tenu dans l’espace public des propos contrevenant à ce tabou, reflet d’une logique totalitaire.
La société commence à se poser des questions sur le tabou
8 Dans les années 1980-1990, certaines évolutions ont progressivement ouvert de nouvelles perspectives sur l’appréhension des événements de 1915. Au niveau politique et diplomatique, Turgut Özal, Premier ministre et président de la République entre 1983 et 1994, a publiquement déclaré qu’il était prêt à ouvrir toutes les archives ottomanes et turques pour soutenir les recherches internationales et mieux connaître les événements de 1915-1916. En 1992, la Turquie a reconnu la nouvelle République d’Arménie. Mais le conflit au Haut-Karabagh a incité la Turquie à fermer sa frontière. D’autres tentatives de dialogue entre les États arménien et turc, vers la fin des années 1990, ont échoué.
9 Aux plans sociétal et intellectuel, la maison d’édition Belge, dirigée par Ragip Zarakolu, a commencé à publier en turc les ouvrages des grands historiens du génocide des Arméniens, bravant les interdits et les condamnations à la prison de lui-même, de son épouse (décédée en détention) et de son fils. D’autres maisons d’édition, comme Iletisim, l’ont suivie, ce qui a eu pour effet d’informer les secteurs éclairés de la société sur ce qui s’était exactement passé en 1915 et de les prémunir contre une histoire officielle mensongère. À partir du milieu de la décennie 1990, la communauté arménienne a commencé à se donner les moyens de prendre la parole dans l’espace public. Une maison d’édition, Aras, a été créée par des Arméniens et, surtout, Hrant Dink a lancé l’hebdomadaire turco-arménien Agos. Il faut aussi citer ici la publication, en 1992, d’un livre important de Taner Akçam, historien turc pionnier des études sur le génocide de 1915 ; il y analyse l’impact de long terme de l’extermination des Arméniens ottomans et de la posture négationniste sur la construction de l’identité nationale turque, l’idéologie nationaliste et le tropisme autoritariste de la République [5]
[5] T. Akçam, Türk Ulusal Kimliği ve Ermeni Sorunu [L’identité…. Cet ouvrage fut une première contribution significative à la prise de conscience de la société turque du fait que le génocide de 1915 n’était pas seulement un événement appartenant au passé, concernant les seules relations de la Turquie avec la République d’Arménie et les diasporas arméniennes ; mais que le négationnisme concernant ce terrible crime contre l’humanité était une sorte de monstre, lové au cœur des institutions, engendrant un nationalisme et un autoritarisme pérennes, faisant obstacle à l’émergence d’un état de droit et d’une démocratie dignes de ce nom, de même qu’empêchant la société de connaître et penser les épisodes sombres de son passé, librement et de manière critique.
La fin du tabou, libération de la parole et réflexion critique sur le passé
10 Au tournant du siècle, deux événements importants ont favorablement modifié, en Turquie, la donne sur la question du génocide. D’abord, en décembre 1999, l’Union européenne (UE) a accordé à la Turquie le statut de pays candidat à l’adhésion. Ankara a commencé à introduire des réformes importantes, comme l’abolition de la peine de mort. Ensuite, aux élections législatives de novembre 2002, la politique turque a subi un « tremblement de terre » : les partis de centre-droit et de centre-gauche qui ont dirigé le pays depuis des décennies ont été balayés ; dans cet État laïque, pour la première fois, une formation issue de l’islam politique, le Parti de la justice et du développement (AKP), obtenait la majorité absolue à l’Assemblée nationale et devenait la force politique hégémonique. L’AKP récusait l’étiquette d’« islamiste modéré » ; ses deux leaders, Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül, le présentaient comme un parti démocrate conservateur, pro-européen et s’inspirant de l’exemple des partis chrétiens-démocrates. Le nouveau pouvoir accélérait les réformes confortant l’état de droit, la démocratie, les droits de l’homme et les libertés, afin d’obtenir de l’UE une date pour l’ouverture des négociations d’adhésion, qui débutèrent en octobre 2005.
11 C’est dans ce contexte très favorable que la parole s’est libérée et qu’une réflexion critique sur le passé a été engagée ; un débat public sur le génocide des Arméniens, mais aussi sur les nettoyages ethniques et pogroms ultérieurs, s’est ouvert au sein de la société. Le tabou a commencé à se fissurer et a fini par s’effondrer. La société civile s’est émancipée et elle a commencé à débattre de la question de la reconnaissance du génocide. S’il faut distinguer un événement qui a cristallisé ces évolutions et constitué le point de départ du travail d’histoire et de mémoire dans la société, on choisira la Conférence sur les Arméniens ottomans, organisée par trois universités d’Istanbul en septembre 2005. Attaquée par les nationalistes, elle a été interdite mais a pu se tenir grâce à l’intervention du Premier ministre Erdogan, qui se gardait ainsi d’entraver le travail d’histoire et de mémoire de la société. Cette conférence, où le génocide fut au centre des débats, a eu un retentissement important ; elle a encouragé le débat public et la prise de parole sur 1915, y compris par la communauté arménienne de Turquie.
12 Dans la période qui a suivi, plusieurs événements importants ont intéressé, mobilisé, consterné ou bouleversé la société turque, confortant le mouvement pro-reconnaissance : l’assassinat, en janvier 2007, du journaliste Hrant Dink par des réseaux de « l’État profond » – ses funérailles ont été suivies par une foule énorme, scandant « nous sommes tous Hrant, nous sommes tous Arméniens » – ; le livre de l’avocate turco-arménienne Fethiye Cetin sur sa grand-mère qui lui révéla ses origines arméniennes sur son lit de mort, ouvrage qui devint un best-seller dans le pays (il en est à sa 11e édition) et humanisa la question du génocide, otage des diplomates et des politiques – il suscita le coming out de milliers de familles, qui révélèrent alors des origines arméniennes que leurs grands-parents avaient cachées pour survivre [6]
[6] F. Cetin, Le Livre de ma grand-mère, La Tour d’Aigues, Éditions… – ; la pétition d’« Appel au pardon » sur internet, lancée en 2008 par quatre intellectuels turcs [7]
[7] Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu, Ahmet Insel et Baskin Oran., et qui a été signée par plus de 30 000 personnes ; ou encore l’ouvrage sur le génocide de Hasan Cemal [8]
[8] H. Cemal, 1915, le génocide arménien, Paris, Les Prairies…, qui a fait sensation – il est le petit-fils du pacha du même nom, l’un des trois responsables du génocide. L’auteur y raconte sa trajectoire personnelle, qui l’a conduit du nationalisme et du négationnisme à l’autonomie, à la réflexion critique sur le passé, et à militer pour sa reconnaissance sur la base de valeurs universalistes. Un exemple à suivre pour les négationnistes…
La société demande à l’État de reconnaître le génocide et commence à dialoguer avec les Arméniens d’Arménie et des diasporas
13 À partir de 2010, chaque 24 avril, des manifestations publiques de commémoration sont organisées dans plusieurs grandes villes, à l’initiative des organisations de la société civile, comme Dur De, Anatolie Culture, la Fondation Hrant Dink, l’Association turque des droits de l’homme, avec de plus en plus de participants au fil des ans, y compris des organisations arméniennes venues de plusieurs pays, exigeant du gouvernement la reconnaissance du génocide. L’émancipation de la société de l’idéologie nationaliste et autoritariste sur la question de la reconnaissance du génocide a également eu des effets dans d’autres domaines, comme les « manifestations du parc Gezi », contre les interférences d’Erdogan dans le mode de vie des individus et familles en mai-juin 2013 sur la place Taksim d’Istanbul, un événement qualifié de « mai 1968 turc ». Au plan politique, les électeurs ont sanctionné aux législatives du 7 juin 2015 Erdogan et le gouvernement de l’AKP, devenus de plus en plus autoritaires à compter de leur troisième victoire aux législatives en 2011, en leur refusant la majorité à l’Assemblée nationale. La commémoration du centenaire à Istanbul, en avril 2015, fut particulièrement impressionnante, en présence de dizaines de milliers de personnes et de très nombreuses associations turques, arméniennes et d’autres venues d’Europe, des Amériques et même du Rwanda. Un autre développement intéressant est la croissance du nombre d’historiens turcs travaillant sur le génocide et collaborant avec les historiens arméniens. Désormais, le dialogue est devenu la voie prioritaire vers la confiance mutuelle, la reconnaissance du génocide et, finalement, la paix et l’amitié entre les deux peuples.
14 Ainsi, une centaine d’intellectuels arméniens et turcs ont créé, à Paris, l’association Collectif du rêve commun, dont les objectifs sont le dialogue, de même que la définition de projets communs, comme la transformation du mont Ararat en parc naturel, avec un statut international et géré conjointement par l’Arménie et la Turquie [9]
[9] Voir le site du collectif :….
Sous les pressions conjuguées de sa société et d’États de plus en plus nombreux qui reconnaissent le génocide de 1915, l’État turc finira par le reconnaître – mais à quelle échéance ?
15 Malgré sa dérive autoritaire nationaliste, Erdogan s’est abstenu d’entraver le mouvement pour la reconnaissance, tout en adoptant une attitude ambiguë et populiste, s’adressant à la fois aux nationalistes négationnistes et au mouvement pour la reconnaissance. Il a changé la date de la commémoration du centenaire de la victoire des Ottomans dans la bataille du détroit des Dardanelles, en 1915, pour la mettre au 24 avril 2015, afin d’escamoter la commémoration du génocide. Cette mesure indécente n’a eu aucun effet. Peu avant ce 24 avril, il a prononcé un discours franchement négationniste pour plaire aux ultranationalistes. Il a aussi fait de petits gestes pour atténuer les effets catastrophiques du négationnisme au plan international pour l’image de la Turquie. En 2014, il a présenté ses condoléances aux descendants des Arméniens ottomans : ce geste ambigu était insuffisant, mais c’est la première fois qu’un Premier ministre turc le faisait. En 2015, le nouveau Premier ministre Ahmet Davutoglu déclarait que les Turcs partageaient la douleur des Arméniens, et le 24 avril, un ministre du gouvernement a assisté à la messe du centenaire, dans la grande église arménienne d’Istanbul.
16 De tels gestes, qui sont loin du compte, n’ont évidemment pas empêché plusieurs reconnaissances officielles du génocide, accompagnées de critiques contre le négationnisme, qui ont fortement inquiété Ankara : celle du Vatican, accompagnée d’une critique sévère du négationnisme turc par le pape François, de même que celle du Parlement européen. Mais la prise de position la plus embarrassante pour Ankara fut celle de l’Allemagne, pays allié de l’Empire ottoman dans la Grande Guerre, qui était militairement présent en Anatolie en 1915 mais n’avait rien fait pour arrêter le génocide : la reconnaissance du génocide par ce pays fut accompagnée par celle de sa « coresponsabilité ». Ce geste, qui honore l’Allemagne, confirme, s’il en était besoin, la vérité du génocide de 1915. C’est un coup dur porté au négationnisme, et surtout une leçon éthique et politique à ses partisans.
17 Mais le camp négationniste, embarrassé et sur la défensive, résiste. Il compte dans ses rangs de puissants appareils étatiques – armée, corps diplomatique, appareils sécuritaires, services de renseignement. Même si le mouvement pour la reconnaissance progresse, à l’heure actuelle seulement 10 % de la société y adhère ; en revanche, chez les jeunes (moins de 30 ans), ce chiffre monte à 33 %. Le Parti d’action nationaliste, d’extrême droite, a obtenu 16 % des suffrages aux élections du 7 juin 2015. Au sein des deux plus grandes formations politiques, l’AKP au pouvoir, et le Parti républicain du peuple, certains courants adhèrent encore au négationnisme.
18 Néanmoins, sur la durée, les partisans de la reconnaissance deviendront probablement majoritaires. Ils ont déjà remporté une victoire, en légitimant et imposant sur le génocide un débat public non nationaliste, fondé sur les principes universalistes. L’opinion publique turque comprend désormais qu’une démocratie et un état de droit, stables et pérennes, de même qu’une société ouverte et tolérante, ne sauraient advenir sans que l’État se place lui-même sur un terrain universaliste. Ce qui implique qu’Ankara reconnaisse le génocide et sorte du piège du négationnisme ; qu’il fasse acte de justice et de paix en demandant pardon aux Arméniens de Turquie, d’Arménie et des diasporas ; qu’il verse des réparations aux descendants des victimes du génocide ; qu’il rétablisse les relations diplomatiques, ouvre les frontières entre les deux pays et permette à l’Arménie d’accéder à des ports turcs sur la mer Noire et la Méditerranée ; qu’il apporte une aide conséquente au développement économique de l’Arménie ; qu’il discute de bonne foi avec Erevan du contentieux territorial historique entre les deux pays. Il est à craindre que la réalisation d’un tel agenda ne puisse se faire que sur la longue durée, à une échéance difficile à déterminer.
19 Loin d’humilier la République turque comme le martèle le camp négationniste, de telles initiatives lui vaudraient l’approbation et le respect de la communauté internationale. Les négationnistes turcs devraient réfléchir à l’exemple de l’Allemagne au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et changer de logique. Grâce à sa reconnaissance de la Shoah et à ses efforts pour aider les juifs victimes du génocide, ce pays a gagné l’estime du monde et est devenu une grande démocratie. Les Allemands ont soldé leurs comptes avec la barbarie nazie. La Turquie a le devoir de faire de même, pour les Arméniens et, aussi, pour se libérer de la barbarie unioniste de 1915 (le Comité Union et Progrès était la formation politique des Jeunes-Turcs), qui continue de la hanter.