Kamel Daoud - Le postcolonial m'étouffeLe discours de repentance de l'Occident est sclérosant. Il faut se libérer des explications postcoloniales et penser au-delà de la victimisation.
Par Kamel Daoud
Modifié le 24/10/2017 à 16:18 - Publié le 19/10/2017 à 07:37 | Le Point
Kamel Daoud. © Dusault
Les élites du Sud peuvent-elles sortir du postcolonial ? La question m'obsède, me partage aussi. La colonisation a été une réalité, une blessure, et elle devient une cicatrice, mais sur un corps insensible au présent. Souvenirs de dialogues croisés à la Foire du livre de Francfort. Brillant, le verbe haut et élégant, Patrick Chamoiseau y développe une vision déstabilisante sur le futur du monde, le devoir d'accueil et le partage. Pluriversalité au lieu d'universalité. Depuis des années, ce rituel de la critique de la raison occidentale m'agace. J'y décèle une lucidité biaisée sur soi aussi, même si cela reste un grand devoir de mémoire. L'Occident n'est ni juste ni injuste à mes yeux. Du coup, le discours sur la demande d'excuses, de repentance ou la critique radicale ne suffisent pas. À vrai dire, cela m'importe peu. Ce que je veux, c'est une critique de la raison de tous : au Sud comme au Nord. La migration ? Je ne fais pas le procès de l'accueil, mais celui des raisons de départ et des fuites, des exils. Ce n'est pas : pourquoi je suis mal accueilli, mais aussi : pourquoi je pars, je quitte ?
La conscience postcoloniale a fini par développer des cloisonnements de confort, des narcissismes de victime. On ne peut pas tout dire au Sud, à cause de cette orthodoxie du « tout-colon » comme explication définitive. Et notre responsabilité ? Elle dépend d'une vision, encore difficile, du présent, de l'immédiat. Un ami a appelé ça l'« impossibilité de sortir de l'Histoire » dans nos pays. Ce cloisonnement se retrouve aussi dans les familles politiques de gauche théoricienne, presque radicale dans les milieux universitaires américains, diffus et sourcilleux, populiste, en Europe. Cela permet de parler du racisme de l'Occident, mais pas des déportations massives de Subsahariens en Algérie ou dans d'autres pays dits « arabes ». On traitera comme atteinte aux droits de l'homme la Méditerranée devenue un mur, mais on s'accommode du mur de séparation érigé entre l'Algérie et le Maroc. On peut parler de la blessure coloniale, mais pas de la responsabilité dans les échecs de nos indépendances, nos asservissements aux castes des décolonisateurs devenus prédateurs. On parlera du devoir d'accueil du migrant en Occident, mais on ne fait pas, avec le même tintamarre, le procès de l'Arabie saoudite ou des monarchies du Golfe, qui accueillent si peu et qui le peuvent tant. On ne parle pas des racismes locaux, horizontaux, entre soi, envers les siens. La conscience postcoloniale est le jeu d'un miroir éclaté où l'on ne voit que le passé, pas ses propres reflets impuissants.
L'Occident est-il innocent ? Que non ! Mais nous non plus.
Et si vous le dites aux vôtres ou publiquement ? Le souci de l'image narcissique de la victime devient réponse par la violence. On ne vous le pardonne pas. « Sortir de l'Histoire » est interprété, par procès d'intentions, comme une tentative de blanchir l'Occident, de le servir. La conscience postcoloniale radicalisée n'accepte pas la nuance de l'autonomie de pensée. Elle est déterministe grossièrement. On vous accusera de tout et on réagira non avec un argumentaire contraire, mais avec l'affect : les réponses sont violentes, insultantes, méprisantes, presque toujours. Elles ont forme de procès. Il ne s'agit pas d'une raison qui prend parole, mais d'un sentiment qui veut crier plus haut. Une inquisition.
L'Occident est-il innocent ? Que non ! Mais nous non plus. C'est ce décloisonnement de sa conscience propre qu'il faut travailler. Il sera douloureux : on devra y affronter un monde complexe sans la digue de l'explication postcoloniale. Cela brisera des « autoblanchiments » et des dédouanements verbeux. Cela mettra tout le monde au pied du mur.
Le postcolonial m'agace, me fatigue, m'a trompé sur moi. Il fallait se libérer de la colonisation, il faut se libérer des explications postcoloniales exclusives. Quitte à se faire insulter au bout de chaque manifeste de cosignataires embusqués.
Le tout résumé par cette anecdote : un ami journaliste algérien me reprochait de « parler ainsi » en Europe, car « cela va dans le sens de ce qu'attendent les Français pour se laver les mains ». En l'écoutant, une conclusion me traversa l'esprit : cet ami accordait plus d'importance à ce que pensent les « Français imaginaires » de son argumentaire qu'à ce que je pense, moi, face à lui ! D'où ma question : qui, dans ce cas, est encore colonisé ?